31/07/2015
Nous étions les Mulvaney, Joyce Carol Oates
Dans les années 70, la famille Mulvaney vit à Mont-Ephraim, une petite ville rurale des Etats-Unis située dans l'Etat de New York. Cette famille est heureuse et vit en harmonie avec les animaux et la terre dans une ferme qui est si importante pour eux qu'elle devient un véritable personnage dans le roman. Les quatre enfants du couple Mulvaney, Mike, Marianne, Patrick et Judd s'aiment et vivent un bonheur qui semble idyllique. La famille Mulvaney est parfaite et chaque être humain sain d'esprit rêverait d'en avoir une identique.
Judd, le narrateur et le cadet de la famille, est âgé d'une trentaine d'années lorsqu'il décide de raconter l'histoire de sa famille et de lever le voile sur toutes ces années qu'il n'a pas comprises et durant lesquelles sa famille si formidable s'est désagrégée. Dès la première page le lecteur comprend que quelque chose de grave s'est produit et que cette famille enviée par tous a été la victime des quolibets, de la jalousie et de la bêtise des habitants de leur petite ville. Leur bêtise et leur violence les a détruits et Judd cherche à comprendre comment cela a pu se produire.
Joyce Carol Oates dresse le portrait de cette famille heureuse durant les deux cents premières pages de son roman et le lecteur averti cherche à deviner ce qu'il va bien pouvoir arriver. Les possibilités se réduisent rapidement et le lecteur comprend ce qu'il va arriver à l'unique fille de la fratrie des Mulvaney. (Le roman ne reposant pas sur le suspense je me permets de vous dire ce qu'il va se passer mais si vous ne voulez pas le savoir arrêtez votre lecture ici !).
Lors du bal de la Saint-Valentin, Marianne, ivre, est violée par un camarade de classe de son frère Patrick. La honte et la culpabilité l'empêchent de parler et de porter plainte contre le jeune homme. Marianne s'enferme dans un silence destructeur et la colère et le désespoir de la famille ne font que croître. Partout, dans la ville et dans le lycée, on entend des quolibets et des commérages. Finalement, les Mulvaney n'ont que ce qu'ils méritent, pense la plupart des gens.
Le lecteur souffre bien entendu avec cette famille qu'il a appris à aimer dès le début du roman, comme le père il désire aller tuer ce jeune homme, comme Patrick il ne supporte pas de le voir assis en classe comme si de rien n'était et comme Marianne, il cherche une consolation quelconque.
Puis, le couple honteux n'a plus rien à offrir à leur fille désespérée. Elle est la cause de leur rejet par les gens de la ville et ils n'osent plus poser les yeux sur elle. Marianne s'en va, elle est exilée par ses parents. La fracture de la famille vient de ce choix lâche des parents. Judd, trop petit au moment des faits, n'a pas vraiment compris ce qu'il se passait et pourquoi Marianne vivait chez une tante loin de la ferme et n'était pas invitée à passer Noël avec eux. Mike et Patrick en veulent à leurs parents et détestent la lâcheté de leur père qui a choisi d'abandonner Marianne. Joyce Carol Oates pointe du doigt l'hypocrisie de la société américaine dans laquelle le paraître est roi et où les commérages se mêlent à la vérité sans que l'on cherche à les distinguer. Elle écorche également ce couple Mulvaney qui semble être un modèle et qui finalement est trop puritain et pas assez courageux pour défendre leur fille. Les deux aînés quittent la maison et s'éloignent de Judd et de leurs parents.
Chaque chapitre suit alors un personnage différent et nous montre comment il tente de se reconstruire loin et sans cette famille qui se désagrège petit à petit. Il ne reste rien des flamboyants Mulvaney du début du roman.
J'ai eu un véritable coup de coeur pour Blonde qui fait partie de mes romans préférés et j'ai eu envie de découvrir un nouveau roman de Joyce Carol Oates cet été. Nous étions les Mulvaney n'est pas un coup de coeur mais j'ai beaucoup aimé ce pavé. Je trouve que ce roman est construit avec une grande intelligence et une grande sensiblité. La narration est particulièrement ingénieuse: en racontant l'histoire de la destruction de sa famille, Judd cherche à assembler les différentes pièces de puzzle mais il veut aussi comprendre comment un événement peut ruiner la vie de toute une famille.
" Les familles sont comme ça, parfois. Quelque chose se détraque et personne ne sait quoi faire et les années passent...et personne ne sait quoi faire. "
La romancière est impitoyable avec la société américaine et avec cette culture du paraître et j'ai également aimé qu'elle égratigne l'image idyllique donnée par les parents. L'écriture de Joyce Carol Oates est très belle. Pour conclure, Nous étions les Mulvaney est un roman poignant et sensible qui ne peut pas laisser insensible son lecteur.
"Mais ce document n’est pas une confession. Absolument pas. J’y verrais plutôt un album de famille. Comme maman n’en a jamais tenu, totalement véridique. Comme la mère de personne n’en tient. Mais, si vous avez été enfant dans une famille, quelle qu’elle soit, vous en tenez un, fait de souvenirs, de conjectures, de nostalgie, et c’est l’oeuvre d’une vie, peut-être la grande et la seule oeuvre de votre vie. "
Fanny
13:54 Publié dans Les contemporains, Livres | Lien permanent | Commentaires (5)
08/07/2015
Kouri, Dorothée Werner
En février 1950, une rescapée d'un camp de la mort traverse la France et l'Allemagne en train pour aller témoigner au procès de deux anciennes gardiennes du camp.
Cette femme, surnommée Kouri par les résistants, est Germaine Tillion. Ce voyage sera l'occasion pour Kouri de replonger dans son passé et de se confronter à ses souvenirs du Monde Noir qu'elle ne parvient pas à regarder en face. Ce grand plongeon dans ces malheurs passés qui la poursuivront jusqu'à la fin de sa vie sont nécessaires puisqu'ils lui permettront de faire un choix. Les deux anciennes gardiennes du camp sont jugées pour avoir tranché la tête de prisonnières de camp. Kouri les croit innocentes de ces actes barbares en particulier mais elle sait également qu'elles en ont commis bien d'autres. Alors que faire ? Témoigner contre ces deux femmes qui ont recommencé leur petite vie tranquillement après la guerre, comme si de rien n'était? Les faire condamner pour un crime qu'elles n'ont pas commis et venger enfin, leurs victimes de toutes les autres horreurs qu'elles ont commises dans le camp? Ou alors défendre coûte que coûte la vérité quitte à ce que ces deux monstres soient relâchés? Opter pour la vérité n'est-ce pas trahir tous ces morts ? Mentir n'est-ce pas trahir ce pour quoi ces femmes ont cherché à survivre dans cet Enfer, c'est-à-dire trahir ce besoin de crier haut et fort la vérité et de dénoncer le sort qu'elles ont subi ?
Kouri sait que son témoignage pourrait faire basculer le verdict. Le lecteur plonge dans son esprit qui tente de résoudre ce dilemme en se remémorant certains épisodes de sa vie en Afrique lorsqu'elle était ethnologue, puis ces terribles moments dans les camps avec sa mère et enfin la libération et le retour à une vie dite normale mais qui ne le sera plus jamais. Kouri revoit ses chers disparus; son père décédé lorsqu'elle était enfant, sa nourrice, sa mère et ses amies mortes dans les camps mais aussi l'homme qui l'a trahie ou les bourreaux du Monde Noir.
Ce roman est un long monologue qui s'inspire de faits réels mais qui n'est pas une biographie de Germaine Tillion. J'ai trouvé qu'il était plutôt difficile de débuter le roman. La forme peut surprendre puisqu'il ne se passe presque rien dans ce roman: les pensées vont et viennent et le lecteur les suit uniquement. Je crois que j'ai également mis du temps à accrocher à ce roman pour une cause qui lui est extérieure: j'avais envie de découvrir un peu plus la vie de Germaine Tillion récemment inhumée au Panthéon mais en ce début de vacances cette lecture était grave et peu légère. Le style de Dorothée Werner est très beau. Une fois que l'on s'est plongé dans le début du roman, la suite se lit avec beaucoup de plaisir. Enfin, l'auteur pose des questions primordiales et qu'il est important d'avoir à l'esprit tout au long de notre vie sur le courage face à des événements extraordinaires, la justice et le plus souvent l'échec de la justice face à la barbarie, l'insoumission, la lâcheté, l'honneur, la fidélité à soi même et aux siens et le devoir de vérité et de mémoire.
Je remercie Babelio et les éditions JC Lattès pour cette lecture enrichissante !
Fanny
15:52 Publié dans Les contemporains, Livres, Partenariats | Lien permanent | Commentaires (2)